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Cachez ce sexe que je ne saurais voir !
« L’Origine du Monde » de Courbet

En déambulant dans les salles du rez-de-chaussée du Musée d’Orsay, le visiteur peut croiser au rythme de ses flâneries les langoureuses femmes dénudées de Théodore Chassériau, l’impudique Vénus de William Bouguereau, ou celle, lascive, d’Alexandre Cabanel.
Son œil habitué glissera sur ces corps aux courbes sensuelles, aux formes parfaites, à la peau diaphane, sur ces corps où tout évoque les plaisirs de Vénus, sans prendre conscience d’une intrigante absence, d’une disparition, d’une erreur anatomique millénaire, d’une omission mystérieuse entre les jambes de ces jeunes femmes où il n’y a… rien !

Croisant dans l’allée centrale quelques nus masculins, comme le David d’Antonin Mercié, le spectateur ne manquera pas de noter que l’homme est lui, doté de tous ses attributs (bien qu’un peu atrophiés, il faut le reconnaitre).

Continuant sa flânerie dans les salles du musée, notre spectateur croisera entre deux nymphes, des glaneuses, des mères de familles, ou des blanchisseuses. Mais soudain, au détour d’une salle consacrée au Réalisme de Courbet, le voici confronté à une chose inattendue, sans équivalent jusqu’alors dans l’histoire de l’art, un sujet qui fut savamment contourné, ignoré, rejeté, méprisé, voici que devant lui, une femme offre à la vue de tous son sexe couvert de poils, les jambes écartées, ne cachant rien de son intimité.

Entré dans les collections du Musée d’Orsay en 1995, ce tableau de Courbet posa beaucoup de questions quant à son accrochage. Devait-on prévenir le public en amont, pour qu’il soit prêt à cette vision pour le moins inattendue ? Devait-on considérer que, contrairement à son équivalent masculin, le sexe de la femme relevait très clairement de la pornographie et donc, être interdit aux moins de 18 ans ? Ou alors seulement aux moins de 16 ? Ou encore, serait-il plus sage de le caser dans une salle un peu dissimulée, disons par exemple derrière la salle dédiée à la photographie, où personne ne se rend par hasard ?

Depuis quelques années, le musée d’Orsay a finalement décidé que ce tableau avait droit de cité au sein du reste de la collection. Et même en bonne place ! L’institution confirmait alors le statut d’œuvre d’art à part entière de cette toile, tout autant qu’elle légitimait son sujet, faisant enfin exister le sexe féminin en peinture, sans tabou, aux yeux de tous.

Cette femme dont on ne voit qu’une partie du tronc, un sein, son ventre, son entre-jambes et le début des cuisses est la première à être montrée dans sa justesse anatomique, sans mise en scène pornographique ou érotique, juste le corps d’une femme nue couchée sur un drap blanc, en costume d’Ève… Les féministes du XXe siècle en ont fait un étendard de leur cause, une possibilité de rejeter la honte dont des siècles de culture patriarcale et judéo-chrétienne avaient entachés cette partie de l’anatomie féminine.
L’anticlérical Courbet, avait appelé sa toile « L’Origine du Monde », une manière de dire que si Adam et Ève, ça restait à prouver, ce dont on était sûr c’est que chaque être humain présent sur cette Terre était arrivé par-là !
Comment ne pas s’emparer d’un tel titre pour revaloriser le corps de la femme, origine de toute vie, et que l’on a si longtemps méprisé ?

Mais une question nous vient alors : était-ce l’intention de Courbet ? Était-il un fervent défenseur du droit des femmes ? Aurait-il fait ce tableau pour leur permettre de se réapproprier leur corps et de le valoriser aux yeux de la société ?

Ne nous emballons pas ! Ce tableau est une commande, faite par un homme, à un homme, pour rejoindre une collection privée… d’art pornographique.

Le premier propriétaire de cette toile, et sans doute son commanditaire, est un diplomate turco-égyptien du nom de Khalil-Bey (1831-1879). Figure flamboyante du Tout-Paris des années 1860, il semblerait qu’il avait pour habitude de garder cette toile couverte par un tissu, et qu’il enjoignait ses invités à aller regarder sous le tissu lorsqu’il voulait leur donner des sensations fortes. Nous voilà bien loin de toute revendication féministe !

Le choix de Courbet pour une telle commande n’est pas un hasard. Engagé dans une pratique artistique réaliste qui dévoile sans phare le monde de XIXe siècle, Courbet s’est fait remarquer au Salon de 1848 où une dizaine de ses toiles sont acceptées. Mais dans les années qui suivront, il provoque des scandales à répétition, montrant des sujets considérés comme « laids » dépourvus de noblesse ou d’intérêt comme Les Casseurs de pierres ou L’Enterrement à Ornans. Proche du socialisme, il adhère aux idées de Proudhon et choisit pour ses œuvres des sujets de plus en plus rebelles vis-vis de la société conservatrice de son temps. En 1863, il peint Le retour de la Conférence qui met en scène deux ecclésiastiques éméchés et divagants sur une route de campagne. Refusée au Salon pour cause d’« outrage à la morale religieuse », on soupçonne que cette toile, aujourd’hui disparue, fut achetée par un de ses détracteurs exprès pour pouvoir la détruire ! L’année suivante c’est Vénus et Psyché (également disparue) qui fut refusé pour indécence.
On comprend alors pourquoi Khalil-Bey fit appel à Courbet pour réaliser L’Origine du Monde, œuvre, plus grivoise et anticléricale que féministe. Il était d’ailleurs impensable qu’un sujet pareil puisse jamais être montré au grand public. Une rumeur circula quand même, laissant entendre que Courbet avait peint un tel sujet, mais personne n’avait jamais vraiment pu (ou voulu) le confirmer.
Cette même année 1866, Khalil-Bey acheta aussi à Courbet Le Sommeil, directement au sortir de l’atelier, évitant ainsi au peintre une terrible confrontation avec le jury du Salon. La toile montre deux jeunes femmes nues sur un lit tendu de draps de satin, s’enlaçant, entremêlant leurs corps et leurs chevelures, blondes et brunes. La composition et le format de la toile rappellent l’Olympia de Manet. Mais ici la charge érotique est autrement plus forte !

Alors voilà, il y a deux façons de regarder ces toiles de Courbet : soit les voir pour ce qu’elles ont été, c’est-à-dire des œuvres érotiques à destination d’un public masculin, cachées à l’abri de la moralité du temps, et d’autant plus appréciées qu’elles y échappent ; ou alors regarder ce que cela signifie aujourd’hui, maintenant que le grand public y a accès.

Ce que nous disent ces toiles, c’est qu’une œuvre d’art est à la fois le témoin de l’époque qui les a vu naitre, mais aussi un objet en perpétuelle évolution, dont le sens se modifie avec les décennies, les siècles, avec la société à qui elles tendent un miroir dans lequel notre reflet change, au fur et à mesure que nous changeons.
Aujourd’hui, montrer à tous L’Origine du Monde c’est admettre que le sexe féminin n’est plus ni tabou, ni honteux. Exposer Le Sommeil, c’est exposer l’amour entre deux femmes, sans aucune raison de s’en offusquer. Ces œuvres sont accessibles à tous, y compris aux enfants, aux jeunes filles qui apprennent à ne pas ignorer leur anatomie, aux jeunes garçons, qui apprennent que ce n’est pas parce qu’il n’y a rien qui dépasse que ça veut dire qu’il n’y a rien du tout. A tous, que les femmes peuvent user de leur corps comme bon leur semble.
Courbet ne l’avait pas prévu, mais le voilà aujourd’hui porte étendard du féminisme !

gustave courbet l'origine du monde (1866) huile sur toile, 46 x 55 cm musée d'orsay artemisia online
Gustave Courbet, L'Origine du Monde (1866)
Huile sur toile – 46,3 x 55,4 cm
Musée d'Orsay, Paris (Dation 1995)
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt
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