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« Dis-moi Blaise, sommes-nous loin de Montmartre ? »

Peintres et poètes

Un jour de décembre 1912, Robert et Sonia Delaunay se rendent chez leur ami, le poète Guillaume Apollinaire. 

Depuis 1910 le jeune couple ne se quitte plus. Sonia commence ainsi son autobiographie : « Je suis née la même année que Robert Delaunay, sous le même soleil, à quelque 3000 verstes de distance. » Elle est Russe, lui est français. Tous deux issus de bonnes familles. Passionnés par l’art et la modernité qui émerge alors à Paris, ils se comprennent immédiatement et le coup de foudre est réciproque. Elle écrira plus tard : « En Robert Delaunay j’ai trouvé un poète. Un poète qui ne composait pas avec des mots, mais avec des couleurs. ». L’un comme l’autre, ils conçoivent leur pratique artistique au-delà du seul champ de la toile sur laquelle ils peignent. Poésie, musique, danse, mécanique, modernité industrielle, c’est aussi cela qui se joue sous leurs pinceaux. Guillaume Apollinaire, poète mais aussi critique d’art, l’a bien compris. Lors du Salon cubiste de 1912 il s’incline face au talent de Robert Delaunay dont la toile Ville de Paris lui semble être la plus importante de l’exposition. Le poète et le jeune couple sont devenus amis. Et c’est d’ailleurs chez eux qu’Apollinaire se réfugiera lorsque les autorités françaises l’accuseront (à tort) d’avoir volé la Joconde ! Mais c’est une autre histoire. 

Revenons à notre soirée de décembre 1912. Ce soir-là, les Delaunay se rendent chez leur ami où ils font la rencontre d’un autre poète, un voyageur invétéré nommé Blaise Cendrars. Après un long séjour à New-York, il vient de s’installer à Paris. L’entente est immédiate. Quelques temps plus tard, Cendrars se rend chez les Delaunay et montre à Sonia son nouveau poème intitulé Pâques à New-York. C’est un long texte de 207 vers librement agencés. Sonia s’enthousiasme pour le livre et s’attache à lui en faire une reliure avec des morceaux de papier colorés qu’elle colle sur une peau de chamois. Réponse plastique à la beauté du poème. Cendrars devint l’un de leurs meilleurs amis, dévoué à la poésie de la même manière qu’ils étaient dévoués à la peinture. 

En 1954 le poète revient sur cette période de sa vie, une époque où peintres et écrivains travaillaient de pair : lui avait Delaunay et Léger ; Picasso avait Max Jacob ; Reverdy avait Braque et Apollinaire avait tout le monde !


La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France

Le dialogue des mots et des couleurs fonctionne, Blaise et Sonia s’entendent à merveille et bientôt un nouveau projet voit le jour. 

Le poète rédige un long texte, hymne au train et aux voyages. Il raconte un périple à bord du train express transsibérien, de Moscou jusqu’au port de Harbin sur la côte pacifique. 

Partant d’une rapide description impressionniste de Moscou « le Kremlin comme un immense gâteau tartare enchâssé d’or », Cendrars poursuit en offrant des bribes autobiographiques et des descriptions de ce qui pouvait être vu des fenêtres du train. Son compagnon de voyage est la jeune Jehanne connue seulement par son refrain : « Dis-moi Blaise, sommes-nous loin de Montmartre ? ». 

Inspirée par le texte, Sonia ne veut pas faire une illustration mais une œuvre qui viendrait accompagner le texte, d’égal à égal. Elle applique ainsi les principes de l’orphisme à sa nouvelle composition.

L’orphisme ? C’est la manière de peindre qu’elle a mise au point avec Robert. Comme les cubistes, ils éclatent les formes et l’espace mais, au lieu de décomposer le dessin, ce sont les couleurs du cercle chromatique qui viennent rythmer la surface de la toile. 

Pour la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, elle met le texte en page sur un rectangle de papier long de 2m, que l’on plie ensuite en accordéon avant de le relier. Ce format étrange permet de voir l’ensemble du texte et de l’œuvre lorsqu’on le déplie.

Apollinaire écrit dans un article des Soirées de Paris : « première tentative de simultanéité de contrastes de couleur et d’écriture, entraînant l’œil à lire tout un poème d’un seul regard, à la façon d’un chef d’orchestre lisant les notes superposées d’une partition d’un seul coup d’œil, de la même manière que l’on voit directement les éléments plastiques et imprimés d’une affiche. »

En effet, tout au long de ce rectangle de papier se déroule à gauche la partition colorée orphique de Sonia et à droite le texte de Blaise. Mais la jeune femme ne s’est pas contentée d’installer les deux éléments côte à côte elle les a véritablement liés entre eux. Les lettres sont en couleur et réalisées avec 10 caractères typographiques différents, faisant d’elles des éléments graphiques à part entière. Et l’agencement des paragraphes est pensé de manière à les faire interagir avec des aplats colorés posés à l’aquarelle. 

Cette œuvre étrange représente très bien la façon dont Sonia aborde sa pratique artistique au-delà des frontières traditionnelles des beaux-arts. Pour elle, la hiérarchie entre les images et le texte ne fait pas sens, la peinture ne se limite pas au cadre du tableau. Les couleurs forment un vocabulaire à part entière, une façon de lire et de poétiser le monde. Très en avance sur son temps, Sonia comprend déjà que l’art est appelé à sortir de ses lieux d’expression classiques. C’est ainsi que quelques années plus tard, elle créera des tissus d’ameublement et des vêtements « simultanés » participant ainsi au processus de rapprochement entre beaux-arts et arts décoratifs en cours dans les années 20. 


Et pour finir, une petite anecdote

En bas de la composition de Sonia, sur la partie gauche de la composition, se trouve une petite forme orange qui évoque la tour Eiffel. Les Delaunay vouent une véritable passion à la Dame de fer qui est pour eux le symbole de la modernité. Si La Prose du Transsibérien avait pu être éditée autant de fois que Sonia le voulait, c’est-à-dire en 150 exemplaires, et que l’on avait mis tous les exemplaires dépliés les uns à la suite des autres, on aurait obtenu une œuvre de 300 m de long, soit la hauteur… de la Tour Eiffel !  

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