Dans un musée, le visiteur qui cherche la Renaissance regarde moins les assiettes que les tableaux ou les sculptures. Une erreur sans doute, car les céramiques peuvent avoir autant d’ambition que leurs camarades de toile ou de marbre. Cette assiette de Nicola da Urbino saura vous le démontrer.
Sans chercher à enfoncer une porte ouverte, Nicola da Urbino travaillait à Urbino, un grand centre de production de majolique dont notre homme fut l’un des spécialistes. Si l’origine de la majolique est espagnole, ce sont les Italiens qui en furent les maîtres incontestés au XVIème siècle. Ils eurent même l’idée, un peu folle quand on y pense, d’en faire de véritables tableaux, les istoriati. Ces scènes narratives peintes avec de délicates couleurs sur l’émail blanc firent tourner bien des têtes. La renommée des potiers et de leurs services dépassa largement la péninsule italienne ; en France, le célèbre connétable Anne de Montmorency succomba lui aussi à cette mode. Et s’il est un nom attaché à cet art, c’est celui de Nicola da Urbino. Ses assiettes rivalisent sans complexe avec la grande peinture, et pour cause. Les sujets peints sont souvent les mêmes, voir tirés de gravures.
Notre assiette représente justement une histoire de rivalité. Une rivalité mythologique entre le satyre Pan et le dieu Apollon. Ce n’est jamais une bonne idée de se mêler des histoires des dieux, même si ce n’est pas volontaire. Midas va l’apprendre à ses dépens. Pan convaincu de la beauté du son produit par la flûte qu’il vient d’inventer défie Apollon et sa lyre, en charge pour Midas de les départager. D’un côté de l’assiette, le dieu joue de sa lyre à l’envers pour en montrer tout le potentiel mais visiblement cela ne suffit pas à Midas. Le roi eut alors la mauvaise idée de déclarer Pan vainqueur sur la gauche de l’oeuvre. Apollon décida que seul un âne pouvait préférer la musique d’un satyre à celle d’un dieu de l’Olympe et transforma les oreilles de Midas en conséquence pour que celui-ci n’oublie pas la leçon.
Nicola da Urbino tire ce récit des Métamorphoses d’Ovide, le grand poète romain du Ier siècle dont l’ouvrage était particulièrement apprécié au XVIème siècle. Il suffit de compter le nombre de tableaux ou autres qui en figurent les différents épisodes. Le sujet nous plonge donc au cœur de la culture raffinée des élites du temps. Seuls les lettrés pouvaient être capables de saisir la référence et de terminer l’histoire. L’artiste joue avec le spectateur et ne nous montre pas la transformation du pauvre Midas. Nul besoin, vous êtes supposé le savoir.
D’ailleurs, qui donc a bien pu commander un tel objet ? Un indice se trouve au centre de l’assiette. Dans le bassin se déploient les armes conjointes de deux familles : les Este et les Gonzague. Cette assiette appartenait à un service d’au moins vingt pièces destiné à la fameuse Isabelle d’Este, marquise de Mantoue et sans doute l’une des plus célèbres mécènes de la Renaissance. Ses devises ou imprese en italien, un chandelier et jeu de ticket de loterie sont suspendus aux branches, tandis qu’une partition occupe le bord du bassin. Ces motifs sont à nouveau la preuve de la culture d’Isabelle d’Este car pour les comprendre et les reconnaitre, il fallait appartenir au cercle des initiés. Cette assiette se pose donc comme un objet très personnel, reflet de la culture et de la personnalité de son propriétaire.
Autant qu’une sculpture, une peinture, voilà donc, une autre manière de valoriser celle qui possédait l’objet. Les belles couleurs, les détails de cette assiette appellent une observation attentive. Personne n’a jamais mangé dedans mais beaucoup l’ont contemplée, admirée. Combien de conversations cultivées ont démarrés à partir de ce « simple » objet posé sur une crédence ou accroché au mur ?
Cependant, la commande ne provient pas de la marquise elle-même, c’est un cadeau. Isabelle d’Este reçut ce beau présent de sa fille Éléonore de Gonzague, duchesse de Mantoue qui semble avoir bien retenu l’exemple raffinée de sa mère. L’œuvre nous donne ainsi un aperçu de l’atmosphère élitiste et cultivée de ces cours italiennes où les femmes brillaient autant par la richesse de leurs atours que par leur culture. Un temps où Raphael, Michel-Ange enchantaient le monde par leurs réalisations et où les assiettes n’étaient pas en reste.