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Vivre la peinture après la guerre

Visuel :
Sept Ecritures (détail), Pierre Alechinsky et Christian Dotremont
Station metro Delta (Auderghem, Belgique)

 

Les multiples visages de l’abstraction en Belgique

 

Libérer le geste

L’évolution de l’art en Belgique suit un cours qui se fera, dès 1945, à coup de ruptures, d’évènements individuels et d’activités collectives. Plusieurs générations d’artistes vont s’entrecroiser au sortir de la guerre et, par conséquent, les nombreuses formes plastiques proposées seront autant de maux à vaincre. Avant et durant le conflit, l’heure est à l’animisme. Les peintres de ce courant, inspirés par la crise économique, sociale et politique de la première partie du XXe siècle, se détournent de l’influence des avant-gardes — tant du surréalisme que de la première génération d’artistes abstraits1 — au profit d’une recherche de l’intime, de la défense de l’humain2 et de la simplicité du quotidien. La temporalité qui s’ouvre après la guerre permet, quant à elle, d’ouvrir le geste aux explosions de couleurs ; cette liberté retrouvée se fera dans un premier temps à travers deux genres conventionnels, la nature morte et le paysage. Au gré d’un lent processus de décantation du réel, après avoir épuisé le geste et le répertoire des formes figuratives, elle s’exprimera à l’aide de constructions abstraites et de productions informelles.

Si l’aventure de l’abstraction se met en route en Belgique, à la fin des années quarante, c’est notamment parce que, durant les années de guerre, l’animateur d’art Robert L. Delevoy, maintient une activité culturelle intense qui permet à certains artistes d’échapper à l’appel conservateur de l’animisme. En effet, depuis 1941, Delevoy organise les salons Apport — des évènements qui soutiennent une nouvelle génération de plasticiens belges —, dirige la galerie Apollo et une revue homonyme ; cela, au risque des répressions de l’occupant nazi : « C’est pleinement conscient des responsabilités que nous nous engageons, que nous prenons l’initiative de publier, au-dessus des glaives qui se croisent et malgré la crise morale, politique et économique dont nous souffrons, une revue que nous situons tout entière sous le signe d’Apollon »3. Fédérés autour de cette figure tutélaire, Gaston Bertrand, Anne Bonnet, Jan Coobaert, Jan Cox, Piet Gilles, Carlos Lenaers, Emile Mahy, Marc Mendelson, Rudolf Meerbergen, Luc Peire, Mig Quinet, Paul Van Essche et Louis Van Lint décident de fonder le 3 juillet 1945, après une exposition collective, L’Association de la Jeune Peinture Belge4. Celle-ci a pour objet social5 de servir l’art belge vivant, sans préjudice d’école et de tendance. La réputation des expositions portées par cette Jeune Peinture sera telle que même les salons parisiens de Mai et de Printemps se réfèrent à elle pour le choix des exposants belges6. Plusieurs artistes, comme Pierre Alechinsky, Jo Delahaut, Jules Lismonde, Antoine Mortier ou Jean Rets, des figures qui marqueront par la suite le paysage de l’art en Belgique, rejoignent rapidement le projet. Malheureusement, le manque d’unité et d’entente cumulés aux querelles naissantes de l’abstraction sonnera le glas du collectif. Alors que la plupart d’entre eux n’ont pas encore effectué le passage à la ligne, l’affirmation de la non figuration paraît encore loin. Toutefois, il est important de souligner l’apport de Jo Delahaut qui, dans la quête d’une peinture non objectale, sera le premier à aborder la négation de la forme. En 1947, la vérité artistique semblant émaner de Paris, Delahaut se dirige vers la capitale française et participe au Salon des Réalités Nouvelles où il découvre le travail d’Auguste Herbin. Cette rencontre aura pour conséquence une mise à distance avec le langage post-cubiste qui, jusqu’alors, marquait ses tentatives abstraites. Là où d’autres ressentent le besoin d’exprimer la jouissance de la vie par une kyrielle de couleurs, Delahaut opte pour la réduction de la forme et une mathématique de l’esprit. Il défendra l’abstraction géométrique, pendant plusieurs décennies, à l’aide de manifestes, de théories et accompagné de nombreux artistes. Si en Belgique la période est propice à un pluralisme culturel, c’est principalement à l’aune de l’abstraction lyrique et du groupe Cobra que s’opposera la géométrie.

Le rêve du Cobra

En 1947, la question générationnelle est posée au sein des groupes surréalistes bruxellois et hennuyers — dominés par les figures de René Magritte et Paul Nougé7. Différents champs d’actions se mettent en branle et la proposition la plus contestée, mais néanmoins ambitieuse, vient de Christian Dotremont. Ce jeune poète s’emploie au rassemblement de ce qu’il nomme les Surréalistes révolutionnaires8. Ceux-ci, souhaitent se réapproprier le surréalisme — en niant les figures principales du mouvement — et concilier l’univers et le désir, c’est-à-dire : l’action politico-sociale et la poésie.

La même année, l’artiste danois Asger Jorn est invité à Bruxelles afin de participer aux réflexions de ce collectif artistique et politique9. Jorn faisait alors partie du groupe abstrait Høst qui appelait à la rencontre des peintres et des écrivains. L’objectif de son action est simple : défendre un art abstrait libre, nourri de spontanéité populaire, de préhistoire et de mythologie scandinave10. Le rôle joué par Asger Jorn à ce moment précis est crucial car il est à l’origine des rapprochements entre les jeunes artistes du nord de l’Europe. Il est le lien entre les danois de Høst, les néerlandais de Reflex et les belges du Surréalisme révolutionnaire. Ces derniers, qui doivent fait face depuis plusieurs mois à des désaccords internes, entre les français et les belges, décident de se séparer. Dans ce contexte, Joseph Noiret et Christian Dotremont — les chevilles ouvrières du Surréalisme révolutionnaire — décident de se fédérer, avec Asger Jorn et les néerlandais de Reflex, Karel Appel, Constant et Corneille, autour d’une nouvelle cause qui abordera, de manière internationale, la revendication d’un art collectif. Réunis à Paris dans les salles d’un café, au rez-de-chaussée de l’hôtel Notre-Dame, ils signent le 8 novembre 1948 un court texte qui développe leur entente : La cause était entendue. Développé dans ce manifeste, le principal enjeu de ses artistes est de s’inscrire dans une nouvelle démarche, contre l’abstraction, contre la vanité du chef d’œuvre et hors des dogmes. L’aventure de Cobra, — acronyme de Copenhague, Bruxelles, Amsterdam, trouvé quelques jours plus tard par Christian Dotremont — pouvait débuter. Dès l’automne 1948, on peut considérer que Cobra prit la relève de La Jeune Peinture Belge et que Christian Dotremont remplaça Robert L. Delevoy en tant que promoteur d’une jeune génération d’artistes11.

Immédiatement, les activités du groupe s’activent. Ils participent à des manifestations d’art expérimental et ne cachent pas leur ambition internationale12. Des galeries comme Apollo mais également des musées comme le Stedelijk Museum d’Amsterdam ou les Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et de Liège deviennent des invitations à présenter des œuvres où s’expriment leur refus des conventions passées. À ces occasions, les membres du groupe publient un organe de diffusion de l’actualité et de leurs aspirations : la revue Cobra. Entre 1949 et 1951, dix numéros seront livrés. Christian Dotremont en est le rédacteur en chef ; il anime plusieurs tribunes et rassemble des manifestes, des catalogues d’expositions, des textes critiques et littéraires, des réflexions personnelles, des poèmes ainsi que les reproductions des œuvres exposées. À côté de cette revue, Cobra édite quatre numéros d’un bulletin d’information, Le Petit Cobra ; Asger Jorn publie, en édition danoise et française, les quinze premiers volumes de la bibliothèque de Cobra ; enfin, les artistes écrivent de nombreux ouvrages qui résultent souvent de la collaboration entre les peintres et les poètes du groupe13. Pendant ces trois années d’activités, plusieurs artistes, comme Pierre Alechinsky, Hugo Claus, Pol Bury ou Serge Vandercam, rejoignent l’aventure et participent, à leur mesure, à la valorisation d’un art libre. Jusqu’à présent, l’apport belge du groupe se faisait principalement sous l’action des plumes de Dotremont et de Noiret là où les néerlandais et les danois s’exprimaient par la véhémence des pinceaux.

Au fur et à mesure, le leitmotiv devient évident : défendre la rencontre de la spontanéité et le dépassement du spécialisme artistique, à savoir supplanter la recherche en solitaire par un devenir associatif. Christian Dotremont scelle ce destin en trois respirations dans sa définition de l’évolution de Cobra : « Cobra a trois stades, comme en même temps, que j’ai appelés le spécialisme (par exemple, le peintre peint), l’interspécialisme (le peintre et l’écrivain peignent une peinture-mot sans préalable) et l’antispécialisme (le peintre écrit)»14 . Contre le formalisme et contre la négation de la vie, ces artistes proposent un plaidoyer pour la forme qui les conduit à dépasser la création artistique imposée par la raison. Ils peignent directement sur la toile, fusionnent peinture et écriture, créent des œuvres à l’aide de cirage, de coquilles d’œufs, de terre, de rebuts de poubelle, de plumes, de morceaux de bois, sans dessein ou schéma préconçu15. Ils placent les gribouillis d’enfants au-dessus de toutes les conventions artistiques, ils souhaitent organiser le chaos comme la mère de toutes les chances et ranimer le souvenir de l’origine des choses. Assurément, ils ne se retrouvent ni dans les définitions de l’abstraction ni dans le surréalisme dont ils constituent le dépassement. En maintenant une trace perceptible de la figure, ils laissent s’exprimer leurs pensées sans obstacles, hors du contrôle exercé par la raison. Et Pierre Alechinsky d’aller en ce sens : « L’œuvre provoquée par la sensibilité, l’émotion, la spontanéité, ne sera jamais abstraite : elle représentera toujours une émotion spontanée, nous pouvons tous, peintres et spectateurs, nous passer de la représentation extérieure des choses pour communiquer. Le chemin le plus court entre la peinture et l’œil, ne doit pas nécessairement passer par la copie ou même l’interprétation épidermique d’une nature morte… »16. Inspirés par la philosophie de Gaston Bachelard, ils célèbrent également la matière et les hautes pâtes pour valoriser la nature et accélérer les possibles de l’imaginaire.

Le numéro 10 de la revue Cobra, publié en décembre 1951, annonce de manière abrupte la dissolution du groupe. Asger Jorn et Christian Dotremont, principaux animateurs des activités collectives sont atteints de tuberculose. Malades, ils sont dans l’incapacité de faire rayonner leurs souhaits intenses et de porter l’actualité des manifestations culturelles. Si cette rupture est à lire comme une catastrophe pour Dotremont, les membres du groupe poursuivront leurs travaux expérimentaux par des voies individuelles qui se croiseront de temps à autre. Ces artistes prolongeront les axes fondateurs et offriront aux œuvres à venir la vitalité d’un esprit Cobra après Cobra.

Cet esprit reste donc latent tant dans les projets individuels que collectifs, les rencontres picturales et littéraires, les réunions sur la toile ou sur la page, ne laisseront jamais l’engagement au mouvement se démentir même s’il est à noter que de nombreuses critiques, formulées notamment par Alechinsky17, Constant et Jorn18, exprimeront la lourdeur de ce passif artistique. Cobra aura permis d’affranchir les limites du spécialisme en offrant à tous la possibilité d’exister, seul ou à plusieurs, au rythme du geste et de la liberté. Par l’intermédiaire de nombreux voyages en Laponie, Christian Dotremont aboutira, grâce à la découverture du Logogramme, à la réunion du lisible et du visible. Asger Jorn conduira quelques membres du groupe vers de nouvelles activités artistiques et contestataires avec son Mouvement International pour un Bauhaus Imaginaire et l’Internationale Situationniste. La réalisation d’œuvres à quatre mains, qui se fera tout au long de la seconde partie du XXe siècle, permettra de se réunir et d’établir de nouvelles collaborations avec ceux qui n’avaient pas encore, par souci théorique, de pratique ou d’âge, rejoint le rêve du Cobra.

Abstraction(s) et dépassement

Après la dissolution du groupe et à la suite de la fermeture de la galerie Apollo, la Belgique se voit dépouillée de propositions culturelles structurées et de lieux d’expositions. Pour ceux qui ne se retrouvaient ni dans l’abstraction géométrique — défendue par Jo Delahaut, Luc Peire ou Dan van Severen—, ni dans l’esprit Cobra, le choix est limité. Toutefois, l’emphase gestuelle de l’abstraction lyrique de l’École de Paris fait résonnance auprès d’artistes comme Englebert Van Anderlecht et Antoine Mortier mais également auprès de Bram Bogart qui souhaite libérer son geste à l’aide des pulsations de la couleur. À cela s’ajoute l’influence de l’école américaine, la pratique du « all over » et la création d’œuvres contemplatives de grand format. Le temps est à la catharsis, à la découverte d’une dimension irrationnelle dans l’acte de peindre. Souvent informelles, les toiles produites au milieu des années cinquante sont des cris témoignant d’un certain mal être, d’une quête philosophique où la peinture devient la source de l’incandescence qui l’entoure. C’est également le temps où Serge Vandercam, qui était photographe devient peintre et s’interroge sur l’Homme de Tollund ; Pol Bury, qui était peintre, devient sculpteur et aborde les moteurs et les forces hydrauliques ; Hugo Claus, qui était écrivain devient peintre et crée des poésies picturales. Les cloisons s’ouvrent et l’art n’est plus étanche. Pendant deux décennies, les abstractions se confondent et se confrontent ; entre l’orthogonalité de la forme et la liberté de la ligne, les palettes explosent et garantissent la sortie du cadre. Là où certains ressentent un besoin d’ordre et de structure, d’autres souhaitent envahir l’espace par l’emphase gestuelle et la matière informelle. Dans les années soixante, de l’abstraction géométrique découlera le minimalisme où la recherche de la lumière pure d’un Walter Leblanc et d’un Jef Verheyen, membres du groupe ZERO, deviennent de nouvelles gageures artistiques. La voie tracée par Dotremont, quelques années plus tôt, influencera à l’envi ceux qui s’intéressent, dans l’art conceptuel — ou plus tardivement dans le street art — à la réunion du mot et de l’image. En effet, seul le verbe et les arts plastiques peuvent avoir cette dimension propre qui déplace et entraîne les yeux qui les regardent dans des mouvements spirituels. Souvent contestataires, les œuvres produites en Belgique dans la seconde partie du XXe siècle se placent dans le dépassement de l’abstraction et de Cobra, en creux d’événements sociaux, voire dans la critique de la société, d’un art institutionnalisé. L’histoire de l’art a pu démontrer que le silence dans lequel sera placée la peinture à partir des années soixante sera rapidement rompu. Par les découvertes d’une nouvelle génération, auquel nous assistons encore aujourd’hui, la peinture belge atteste de la valorisation de la vie mais aussi de la vigueur qu’elle a toujours portée en germe : la quête d’un autre possible, d’un rêve irréel.

 


1 La première génération d’artistes abstraits comme Prosper de Troyer, Karel Maes, Felix De Boeck, Georges Vantongerloo, Marcel-Louis Baugniet, et bien d’autres, traversa les crises successives, l’ignorance de leurs pairs, les imprécations lancées à l’égard de leur art. Cette incompréhension se soldera en 1928 par un retour à la figuration. Il faudra attendre près de vingt années pour que la Plastique pure de ces premiers abstraits puisse s’inscrire dans l’histoire de l’art grâce aux travaux théoriques et pratiques de Jo Delahaut.
2 Paul Haesaerts, Retour à l’humain. Sur une nouvelle tendance de l’art belge. L’animisme, Bruxelles, 1942.
3  Phil Mertens, La Jeune Peinture Belge, Laconti, Bruxelles, 1975, p. 30.
4 Op. cit., p. 45.
5 Loc. cit.
6 Op. cit., p. 85.
7 À ce sujet, le lecteur se référera à l’ouvrage suivant : Xavier Canonne, Le surréalisme en Belgique, Fonds Mercator, Bruxelles, 2006.
8 Loc. cit.
9 Du 29 au 31 octobre 1947, à Bruxelles, Christian Dotremont organise la Conférence internationale du surréalisme révolutionnaire. Quatre groupes y participent, le Groupe S-R de France, le Groupe S-R en Belgique, le groupe tchécoslovaque Ra et Asger Jorn — venu du Danemark, que Dotremont rencontre pour la première fois.
10 Victor Vanoosten, « Cobra, une utopie réelle » in Cobra. Une explosion artistique et poétique au cœur du XXe siècle, Arteos, Paris, 2017, p. 10.
11 Phil Mertens, op. cit., p. 158.
12 Comme la Rencontre Internationale de Bregnerød durant l’été 1949.
13 Victor Vanoosten, op. cit., p. 14.
14 Les objectifs de Cobra sont défendus dans l’article suivant : Christian Dotremont, « Cobra, qu’est-ce que c’est ? », in Richard Miller, Cobra, Nouvelles éditions françaises, Paris, 1994, n.p.
15 Richard Miller, « Cobra : un commencement toujours contemporain » in Cobra. Une explosion artistique et poétique au cœur du XXe siècle, Arteos, Paris, 2017, p. 90.
16 Pierre Alechinsky, « Abstraction faite » in Cobra n°10, Bruxelles, 1951, p.4.
17 Comme ce sera le cas avec Le Grand Pum, à ce sujet voir : Cobra. Singulier-Pluriel – Les œuvres collectives 1948-1995, Paris, Centre Wallonie-Bruxelles, 3 décembre 1998 – 21 février 1999, p. 36.
18 Un article anonyme sera publié en 1955 dans le deuxième numéro de la revue Internationale situationniste : « Ce que sont les amis de Cobra et ce qu’ils représentent ». Au sein de celui-ci, les auteurs indiquent ce qui suit : « En 1958, une sorte de conspiration tend à lancer un nouveau mouvement d’avant-garde, qui a la particularité d’être fini depuis sept ans. Il s’agit de Cobra […] ».

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