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L’oiseau dans l’espace de Brancusi, ou le procès de l’art moderne

En 1926 Brancusi envoie à New-York un ensemble de sculptures, destiné à figurer dans l’exposition monographique que lui dédie la Galerie Brummer. Parmi les œuvres se trouve « L’Oiseau dans l’espace » acheté par le célèbre photographe Edward Steichen. 

Arrivées aux douanes américaines dans les bagages de Marcel Duchamp, les sculptures éveillent la curiosité d’un douanier, peut-être trop zélé et définitivement peu sensibilisé à l’art moderne. Suspicieux devant ces longs objets de métal aux surfaces impeccablement polies, il lui parait évident que l’on est en train de tenter de flouer les douanes en faisant passer ces étranges objets pour des œuvres d’art afin de ne pas payer les taxes sur les matériaux bruts rentrants sur le territoire américain. 

Le temps presse, et il faut que les œuvres soient présentes à l’exposition. A force d’insistance et grâce aux réseaux de Marcel Duchamp, les sculptures peuvent momentanément quitter les douanes pour rejoindre la galerie Brummer. Sur le bon de sortie, elles sont indexées comme « instruments de cuisine » !

Mais à la fin de l’exposition Brancusi doit s’expliquer devant les juges : en quoi ces morceaux de métal oblongs sont-ils des œuvres d’art ? Le procès qui s’ouvre est mémorable ! C’est le procès de l’art moderne. 

Brancusi est appelé à se présenter à la barre pour défendre son travail et son statut d’artiste. Tout autour de lui les témoins défilent. Ils racontent son histoire.

Brancusi vient d’une famille paysanne de Roumanie. A l’âge de 9 ans, il fuit la misère et la violence du domicile familial pour trouver du travail comme domestique dans une ville voisine. 

Il passe son temps à sculpter en autodidacte des morceaux de bois qu’il trouve ça et là. A l’âge de 19 ans, il fabrique un violon à la main avec des matériaux de récupération. Repéré pour son talent, il parvient à faire des études d’art. Après avoir intégré l’École des Arts et Métiers de Craïova puis l’École des beaux-arts de Bucarest, il décide finalement de partir pour Paris… à pieds !

Arrivé dans la capitale des arts, c’est auprès du plus grand sculpteur de son temps qu’il veut se former. Ainsi entre-t-il comme metteur au point chez Rodin. Mais rapidement il repart, convaincu que ce n’est pas là qu’il trouvera son chemin. Il déclare : « Rien ne pousse à l’ombre des grands arbres ».

Il se tourne alors vers une pratique de taille directe. Seul, sans préparateur pour l’assister, Brancusi sculpte la matière brute. Il ne se contente pas du modelage de la cire, de la terre ou du plâtre comme la plupart de ses contemporains. Non, pour Brancusi, tout vient de ce rapport à la matière à laquelle il donne forme. « C’est la texture même du matériau qui commande le thème et la forme qui doivent tous deux sortir de la matière et non lui être imposés de l’extérieur. » 

Inspiré par sa Roumanie natale, il aime à sculpter le bois, comme les paysans. Et ses sujets de prédilection lui viennent parfois des contes locaux. 

C’est le cas de cet oiseau qui guide des amoureux, la Maïastra. Il le sculpte pour la première fois en 1910-12. On voit un oiseau au ventre rond, au long cou et au bec relevé. 

Peu à peu il s’ouvre à d’autres matériaux et travaille en série. Il décline la Maïastra en pierre, en bronze ou en laiton. Mais Brancusi n’a pas obtenu tout ce qu’il cherchait avec ce premier oiseau.

En 1923 il reprend ce thème et cherche à simplifier sa forme. Il ne veut pas représenter un oiseau mais tous les oiseaux. L’essence même de ce qui fait un oiseau, quelle que soit son espèce. Il déclare : « ce n’est pas la forme extérieure qui est réelle, mais l’essence des choses. Partant de cette vérité, il est impossible à quiconque d’exprimer quelque chose de réel en imitant la surface des choses. »

Et pour Brancusi, ce qui fait l’oiseau c’est cette aspiration vers le ciel. L’oiseau c’est cet être qui peut décoller du sol, qui peut s’envoler. C’est cette aspiration vers le haut, cet envol que Brancusi va synthétiser dans cette forme élancée. Elle s’inscrit ainsi dans l’ensemble de l’œuvre du sculpteur qui tend vers la recherche d’un élan vertical, un élan qui relève de l’aspiration spirituelle. 

Ainsi défend-il son travail devant le juge :

« La première idée de ce bronze remonte à mille neuf cent dix et depuis lors je lui ai consacré beaucoup de réflexions et d’études. Je l’ai conçu pour être créé en bronze et j’en ai réalisé un modèle en plâtre. J’ai donné celui-ci au fondeur ainsi que la formule de l’alliage du bronze et d’autres instructions nécessaires. Lorsque la pièce brute de la fonderie m’a été livrée, j’ai dû combler les trous d’air et la cavité du noyau, remédier aux différents défauts, et enfin polir le bronze avec des limes et du papier émeri très fin. Tout cela je l’ai effectué à la main ; la finition artistique est un travail très long et équivaut à une recréation de l’œuvre entière. Je n’aurais permis à personne d’effectuer les finitions à ma place, le sujet de ce bronze étant ma propre conception et ma propre création, et personne d’autre que moi n’aurait pu mener ce travail à bien d’une manière satisfaisante à mes yeux. »

Après des jours de procès où les artistes classiques défenseurs d’une imitation parfaite de la nature vont s’opposer aux modernes, le juge tranche :

« Une école d’art dite moderne s’est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. »

Brancusi a gagné son procès et avec lui c’est l’art moderne tout entier qui est désormais reconnu par la loi. Dès le lendemain la presse parait présentant des photographies de l’œuvre légendée ainsi : « C’est un oiseau ! ».

Visuel :
Edward Steichen, Studio de Constantin Brancusi (détail) – 1920
tirage argentique gélatine | 24,4 x 19,4 cm

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