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Dépasser la nature. Voir le paysage par l’abstraction

Le paysage comme reflet du réel ?

Le paysage « image » tel que perçu au sein d’une peinture ne peut être la transcription stricto sensu du réel. La polysémie des paysages que donnent à voir les peintres n’est en effet qu’une portion offerte par le filtre de leur imaginaire ; une substance sensorielle issue de leur vision du monde. Au gré de l’histoire de l’art, les artistes se sont construits en fonction du rapport entretenu avec la nature. Réconfortante en ce qu’elle a d’originaire, elle apparaît dans la pratique artistique sous sa forme synthétique et subjective. Elle ne représente pas une réalité physique mais une approche déformée de ce qui est perçu en creux de leur propre raison. Proche du je cartésien, l’artiste arrête le temps — par le geste — au moment de la contemplation d’un lieu privilégié, d’un espace consommé, personnel. L’émotion apparaît d’emblée. Dès lors, comment prétendre à un transfert objectif de la réalité ? Comment un intermédiaire pourrait-il faire référence au réel si le carcan préexiste ? Sublimée, la nature se mue en refuge, elle propose un nouveau rapport de l’être au monde. En cela, l’abstraction dépasse les paysages moraux, vertueux, historiques ou politiques dépeints au XIXe siècle. Cette nouvelle voie entend déconstruire le paradigme du paradis retrouvé en dépassant sa matérialité. Sont remis en doute la perspective, l’horizon et les reliefs — qui sont par essence des constructions humaines puisqu’ils apparaissent à partir de la position de l’homme dans l’espace. La mimesis ne suffit plus. Loin de refaire une étude de l’abstraction, il est question ici de révéler comment le sens dépasse la vraisemblance. Par quel moyen le rapport au merveilleux est passé de la consécration d’une nature naturante au registre spiritualiste et matiériste. En d’autres termes, du constat à l’émotion.

Le chemin menant aux images de l’esprit, telles qu’elles apparaissent en Europe dans le courant abstrait des années cinquante, s’est construit par strates successives à l’aide d’un long processus de décantation du réel. Cette voie tracée par l’intermédiaire d’un travail de sape des courants historiques s’est formalisée grâce à une dialectique du visible et de l’invisible. Ce que l’on voit et ce que l’on donne à voir. Ce dévoilement de l’être est caractéristique de la peinture du XXe siècle. L’œuvre ne reflète plus un vécu en particulier, elle est un dessein prolongé par l’imaginaire du spectateur. Un souvenir de l’esprit révélant plus qu’il n’en dit. Par leur rapport à la nature et à la pratique du paysage, les peintres sont arrivés, peu à peu, à l’abstraction. Les arbres comme les montages jouent  de cette évolution qui mène à la réduction chromatique et structurante. Bien qu’encore liés à une mémoire du réel, donc objectale, les premiers abstraits tendent à la création d’une image ouverte sur d’autres mondes. La répétition d’une forme par le geste aboutit à sa simplification ; l’orthogonalité de la ligne devient le témoin d’une intensité sensorielle. En ce sens, copier la nature à l’identique n’est plus une obligation. Le peintre montre ce qu’il ressent. Cette pratique sera prolongée dans la seconde partie du XXe siècle avec l’individualisation du paysage et sa phénoménologie.

Des ismes européens aux cas belges

En 1945, lorsque la guerre s’achève, la Belgique n’est pas en apnée de tout contexte. Elle est au fait des actualités artistiques et tend à la reconstruction d’un monde sensible, libéré des « ismes » et des diktats. Cet esprit de délivrance correspond à une volonté de faire plus, de remonter à rebours le temps perdu. Si l’entre deux-guerres était marqué par une peinture intimiste, voire d’un repli sur soi, une pratique anti-conventionnelle pointe à l’horizon. Cette dynamique trace la perspective d’une peinture encline à d’autres perceptions du réel et à la nécessité des projections intérieures. Le paysage devient un projet, une transformation de la réalité par laquelle l’inhabituel fait écho aux résonances de l’esprit ; comme le souligne Gaston Bachelard : « […] la nature est là aussi qui nous heurte. Sa beauté même n’est pas placide. Pour qui s’engage dans un cosmodrame, le monde n’est plus un théâtre ouvert à tous les vents, le paysage n’est plus un décor pour promeneurs, un fond de photographe où le héros vient faire saillir son attitude. L’homme, s’il veut goûter à l’énorme fruit qu’est un univers, doit s’en rêver le maître ». En Belgique, le premier jalon de cette émancipation est posé par les salons « Apport ». Organisés par Robert L. Delevoy, dès 1941, ceux-ci débutent dans un contexte délicat — au-delà de leur tenue en pleine période d’occupation — car ils cristallisent une effervescence artistique confortée dans l’affirmation de la forme et de la couleur ; cela à côté d’artistes attirés par la pratique traditionnelle. Cette oscillation entre nervosité et calme appelle à demi-mots à s’affranchir des conventions picturales. Les premières œuvres de Louis Van Lint, Antoine Mortier ou Mig Quinet sont représentatives de cette volonté d’exprimer davantage les sentiments ; de dépasser le réel pour l’exaltation. Nous ne sommes plus dans le schéma d’une décantation du réel tel que l’appelaient de leurs vœux — dans les années vingt — Servranckx, De Boeck, Maes ou Vantongerloo ; la nouvelle génération pousse à bouleverser les repères.

Quel que soit le moyen qui sera privilégié par les artistes, la nature restera enveloppante et consubstantielle à l’abstraction. Projetée sur la toile, elle deviendra dans la seconde partie du XXe siècle une passation de regards, une attirance du passé, un archétype qui rendra visible la sensation interne à chacun ; offerte aux sens, elle deviendra un paysage perçu, une latence entre le monde et celui qui l’observe.

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