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Les vides et les pleins

Pour continuer notre découverte des clés de lecture de l’œuvre d’art, voici une peinture du moine-poète et théoricien (il est l’auteur des Propos Sur La Peinture Du Moine Citrouille-Amère), l’artiste chinois Shitao (1641- c.1719).

Tout jeune, Shitao (que l’on peut traduire par “Flots pétrifiés”) est confié à un monastère car son père, de lignée impériale, est assassiné lors de la chute de la dynastie Ming. Son talent pour la peinture est remarqué par les moines, et encouragé. Il deviendra peintre et jouira de son vivant d’un prestige considérable. 

Le parcours de l’œil

L’œuvre presentée ici est une encre peinte dans un carnet. Voyons comment notre regard s’engage dans cette peinture et ce qu’elle nous communique. 

L’œil est irrésistiblement attiré par la zone de plus fort constraste, constituée par les rochers au premier plan. Il explore le tournoiement des lignes intérieures de ces deux masses avant de se diriger vers le haut de la composition en suivant la ligne de profil de la montagne de droite – non sans avoir balayé le reste de la composition. La large proportion de zones vides met en valeur les zones peintes, posées avec stabilité, bien qu’animées en leur sein par le mouvement des traits évoquant les rides de la roche, ou les arbres. La silhouette des deux personnages est composée de quelques traits, ce ne sont pas des contours mais plutôt des signes. Leur forme triangulaire rappelle la stabilité de la forme montagneuse, en miniature. 

L’interpénétration des pleins et des vides

Si le regard est attiré par la forte densité et le contraste des formes  peintes, il trouve calme et fluidité dans la circulation des espaces non-peints – constituant au moins un tiers de cette composition. Il est aussi intéressant de noter l’entremêlement des zones peintes, “pleines”, et non-peintes, “vides”, ainsi que la qualité des passages entre les deux: le Vide entre dans la Forme par les traits laissés inachevés et les dégradés d’encre à la lisière des objets. La masse peinte des montagnes est pénétrée par des zones non peintes: d’une part la rivière, d’autre part le ciel qui se continue dans les brumes. Inversement le Vide est lui-même pénétré par le Plein sous la forme des rochers dans la rivière et des traits qui évoque “les deux amis”. 

Enfin il y a dans cette peinture un art de l’inachevé, qui laisse les formes ouvertes et suggère quelque chose de saisi dans l’instant,  et potentiellement changeant.

Le vide : notion contrale des philosophies taoïstes et boudhistes

Cette œuvre nous parle donc, sur le plan esthétique comme philosophique, du lien entre Forme (Plein) et Vide, notion centrale des philosophies taoïste et bouddhiste : le Vide, le non-être, est porteur du potentiel de toute Forme, c’est le point de rencontre du virtuel et du devenir. Il ne s’agit pas d’une présence inerte mais d’un espace parcouru par le Souffle, que je me risquerais à décrire comme une énergie qui sous-tend l’existence des êtres et des choses. 

Dans cette culture, le peintre ne doit pas décrire la nature, mais incarner le processus de manifestation de la Forme, il doit partir du vide en lui pour laisser jaillir l’image. De même, dans l’univers, les “dix milles êtres” naissent de l’espace de potentialité du Vide. Leur existence est alors soumise à la polarité Yin-Yang et aux lois du changement, (cf Le Yi-King, le Livre des Mutations). Cette peinture nous parle aussi de la place de l’homme dans le monde : il fait partie de ce tout, humblement et sans en être le centre, mais constitue un lien primordial entre le Ciel et la Terre, car c’est un être de chair mais aussi d’esprit. 

Les vides et les pleins dans l’art occidental

L’harmonie des Pleins et des Vides est un élément primordial de toute composition visuelle. Dans l’art occidental elle se traduit en général par le rapport Forme/Espace, Sujet/Fond ou parfois Forme/Contreforme. C’est une grille de lecture très intéressante pour apprécier une œuvre. Lire dans une peinture la composition de l’espace, ou du fond, est de plus un bon exercice pour ouvrir notre perception en déshabituant notre regard de la focalisation à outrance sur l’objet, ou le détail, au détriment de l’espace.

Tout peintre, qu’il soit oriental ou occidental, doit faire un choix esthétique pour chaque millimètre de son tableau. Même si tout n’est pas traité avec la même minutie, ou que le support est laissé par endroit non-peint, il s’agit d’une décision consciente de la part de l’artiste, un choix parfois très porteur de sens. 

Les vides et les pleins
Shitao – Two friends in the moonlight, 1695, 26.2 x 37.5 cm
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